Rois de cire : les effigies funéraires de Saint-Denis
La pratique de l’ « effigie vivante » du Roi en cire fut continue en France de 1422 (funérailles de Charles VI) à 1610 (funérailles d’Henri IV) . Un mannequin de bois dont seules la tête et les mains étaient en cire, représentait le roi mort durant ses funérailles. Le visage était réalisé d’après le masque mortuaire du défunt.
L'effigie vivante d'Henri IV - gravure d'Isaac Briot (1585-1670), 1610
Paris, BNF
Ces effigies étaient toutes exposées dans de grandes armoires de la grande salle du trésor de Saint-Denis, au milieu des richesses de celui-ci. Aucune n’a survécu à la Révolution. Elles étaient pourtant célèbres et les touristes visitant Saint-Denis ne manquaient ni le trésor ni les visages de cire, très réalistes, des souverains français. Elles étaient surtout admirées à titre de curiosité (un peu morbide ?).
Pour bien situer le lieu où était exposé le trésor dans ses vitrine, il faut examiner le plan ci-dessous.
Partie du plan de l'église de l'abbaye royale de Saint-Denis, gravé par Iselin en 1705
(tiré de l'Atlas historique de St Denis, sous la direction de Michaël Wyss -
le document n'est pas ici de qualité à cause de la pliure où se trouve justement le trésor !
On devine toutefois les vitrines du trésor représentées par des rectangles gris contre les murs de la pièce d'exposition.
Mais une vitrine contenait spécialement les bustes en cire récupérés sur les anciens mannequins) Nous pouvons nous faire une idée de ce qu’était ce musée de cire royal en visitant à Londres le musée Undercroft de Westminster Abbey. Car les Anglais, eux, ont conservé les figures de cire de leurs rois…
Leur perte est en tout cas très dommageable pour le patrimoine et l’histoire de la France, car nous avions là des visages authentiques de nos rois depuis le Moyen Age.
Mais aussi parce que c’est en France que ce rituel fut le plus développé et le plus abouti, revêtant une dimension mystique incomparable.
Il importe donc que l'on revienne sur l’histoire de ces effigies funéraires dyonisiennes.
Il faut remonter à l’empire romain pour trouver ce besoin de conserver le souverain vivant par une effigie lors de ses funérailles. Dion Cassius en parle pour les funérailles de Pertinax en 193, Hérodien l’évoque pour celles de Septime Sévère en 211. Pourtant, ces pratiques n’avaient pas grand-chose à voir avec le rituel français.
La première occurrence indiscutable de l'usage d'une effigie funéraire en Europe après la chute de l'empire romain se situe en Angleterre, en 1327, pour le roi Edouard II. Sur le continent comme en Angleterre, on avait alors depuis longtemps l'habitude de transporter processionnellement le corps du prince mort, bien visible dans le cercueil ouvert. Les raisons cachées qui font qu'on décida de montrer une effigie d'Edouard II tiennent à l’assassinat de celui-ci sur ordre de son épouse Isabelle de France et de son amant Mortimer : nul ne devait voir le corps. Cette effigie ne jouait donc aucun autre rôle que celui de substitut du corps qui reposait dessous dans le cercueil.
L’emploi d’une effigie funèbre fut irrégulière jusqu’aux Tudors, puis continue jusqu’à Jacques I° Stuart. Il n’en est plus question après 1625.
Cire d'Henry VII Tudor, abbaye de WestminsterExtraordinairement vivante, elle est le dernier vestige du mannequin;
celui-ci était habillé et couronné, comme les effigies françaisesEffigie de Catherine de France, fille de Charles VI roi de France et soeur de Charles VII
Elle devint de force la femme d'Henri V roi d'Angleterre, après le désastreux traité de Troyes
qui livrait la France aux Anglais. En France, une telle effigie féminine n'aurait pas été possible.
Seuls les rois régnants y avaient droit, en vertu de la loi salique.
Effigie auj. à l'abbaye de Westminster - Londres Les funérailles d'Henri V d'Angleterre, en 1427, jouèrent un rôle décisif dans l'adoption par les Français de l'effigie funéraire. A cette époque, les Anglais occupaient toute la France du Nord à la suite du désastre d’Azincourt et du honteux traité de Troyes. Henri V mourut au château de Vincennes, son corps y fut bouilli, et son cortège funèbre, avec l'effigie posée sur le cercueil fermé, traversa Paris pour commencer son long voyage vers l'Angleterre. Quelques semaines plus tard mourait le roi de France Charles VI à l’Hôtel Saint-Paul, et il eut lui aussi son effigie; que les Anglais l'aient imposées aux Français, ou que ceux-ci l'aient adoptée de leur propre mouvement, peu importe : l'effigie de Charles VI créa une "tradition instantanée" qui fut observée pour presque tous les rois France pendant près de deux siècles.
Gisant de Charles VI, réalisé par le sculpteur à partir du masque mortuaire -
On y lit, les traits tirés et le rictus prononcé, la maladie du roi fou.
Il donne une idée de ce à quoi ressemblait l'effigie de cire du monarque. Profil du gisant de Charles VIFragments des gisants de Charles VII et de Marie d'Anjou
Le visage du gisant de Charles VII a été réalisé à partir de son masque mortuaire
l'effigie de cire, détruite en 1793, ne devait pas être très différente.
On retrouve, comme sur le portrait de Jean Fouquet, un roi à la fin de sa vie : yeux cernés, traits gonflés.
Mais aux mains des Français, l'effigie subit une transformation qui en fit, bien plus que jamais en Angleterre, le centre et la vedette du cérémonial funéraire royal.
Dès 1422, il semble qu'aux yeux de certains spectateurs elle était quelque chose de plus qu'un simple substitut du corps royal, auparavant exposé dans le cercueil ouvert : les présidents de Parlement, qui marchaient aux coins de la litière royale où reposait l'effigie (sur des draperies qui cachaient le cercueil placé dessous), ne portaient pas, comme tout le reste des assitants, une tenue de deuil.
L'effigie, revêtue de tous les insignes de la royauté, et les Présidents, portant leur habit de cérémonie habituels signifiant par là, comme ils le déclarent explicitement, que la justice ne cesse pas par la mort du roi -- s'avançaient ensemble, ilot de pourpre au milieu d'un océan de noir.
En 1500, l'élément décisif qui distingue l'effigie anglaise de la française apparaît désormais en toute clarté: l'effigie du roi de France est de plus en plus traitée comme s'il s'agissait du roi vivant. En 1461 l'effigie était déjà sûrement faite à son image, car nous savons qu'on utilisa un masque mortuaire. Parce qu'on les a conservés, le masque mortuaire d'Henri IV et la tête de cire faite d'après ce moulage pour être utilisée comme effigie funéraire, ne sont que les prototype de la véritable effigie que les révolutionnaires ont détruite en 1793. Mais trois prototypes subsistent. L’un d’eux est monté sur un buste portant une armure.
Ces modèles sont très impressionnants ; ils imitent vraiment la vie. C’est le modèle jugé le plus ressemblant qui a été choisi comme effigie définitive (détruite en 1793) ; mais ses concurrents malheureux sont déjà vivants de réalisme !
L’un, réalisé par Bourdin d’Orléans, est au musée Carnavalet à Paris, l’autre réalisé par Guillaume Dupré est au château de Chantilly. Du Tillet dit très clairement que l’effigie est faite pour « esmouvoir le peuple ».
Buste en cire d'Henri IV réalisé par Michel Bourdin d'Orléans (mort en 1623), 1610
Paris, musée Carnavalet
Il rend bien compte de l'effigie vivante qui frappa tous les contemporains par son réalismeModèle réalisé par Guillaume Dupré - Musée Condé, Château de Chantilly En 1498 le Parlement déclare que c'est une ancienne coutume (un summa vetustate) de traiter le roi mort comme s'il était vivant jusqu'au jour où son corps est mis en terre. Après 1500, l'effigie funéraire française se sépare complètement de l'anglaise dont elle était sortie.
Pour commencer, en 1515, aux funérailles de Louis XII, le corps et l'effigie sont portés séparément dans le convoi funèbre, le corps est transporté sur un chariot à l'avant du cortège, l'effigie est portée sur une litière , comme nous le voyons sur une gravure sur bois contemporaine, revêtue de tous les attributs royaux et entourée des Présidents de Parlement en robe rouge.
L'effigie a désormais acquis sa place à elle, distincte du corps, dans le cérémonial. Nous savons que, depuis 1515, divers grands personnages cherchent à se placer le plus près possible de l'effigie, essayent même (mais en vain) d'évincer les Présidents de Parlement : preuve que la vedette du drame cérémoniel, c'est maintenant l'effigie.
L’année 1547 marque l'étape ultime du processus par lequel l'effigie acquiert l'autonomie d'une chose vivante : exposée seule dans l'apparat d'une salle d'honneur tendue de pourpre et d'or, l'effigie de François Ier se voit servie des repas pendant huit jours, jusqu'au moment où elle disparaît pour faire place au cercueil, exposé dans la même salle qu'en une seule nuit on a tendue de noir et transformée en salle de deuil. L’origine du repas servi à l’effigie remonte sans doute aux services commémoratifs qui étaient une coutume funéraire traditionnelle au Moyen Age (repas servi à la place du mort pendant 30 jours dès le XI°s .)
Pour les funérailles de François I°, on tint expressément à ce que la coutume ressemblât aux antiques tradition romaine ; goût propre à la Renaissance oblige.
Le cérémonial complet dans la forme achevée qu'il prend donc à la Renaissance, fut accompli pour quatre rois de France : François Ier, Henri II, Charles IX, Henri IV.
De tous ces rituels il ne nous reste qu'une seule représentation figurée : l'effigie d'Henri IV reposant dans la salle d'honneur du Louvre (actuelle salle des Caryatides).
L'effigie vivante d'Henri IV, détruite en 1793 - gravure de Pierre Firens (+ 1636), 1610 Paris
BNF Selon le Mercure français, la salle était tapissée des plus riches tapisseries du Roi. Tout au bout était le tribunal de 4 marches. Dessus, une estrade de 3 marches sur laquelle était le lit. Au dessus un riche dais violet semé de fleurs de lys d’or. Sur une couverture de drap d’or semé de fleurs de lys d’or à parement d’hermine était l’effigie. L’Henri IV de cire était revêtu d’une chemise de toile de hollande, puis par-dessus d’une camisole de satin cramoisi doublée de taffetas rouge et bordée d’un passement d’or. Par-dessus, la grande tunique de satin azurée, semée de fleurs de lys d’or avec passement d’argent sur les manches. Par-dessus était le lourd manteau royal violet à fleurs de lys, doublé d’hermine. L’effigie porte le collier du Saint-Esprit. La tête porte un bonnet de velour rouge ; par-dessus est la couronne de pierres précieuses. Les jambes sont chaussées de bottines de velours rouge semées de fleurs de lys d’or, semelées de satin de même couleur. L’effigie a les mains jointes. De chaque côté de l’oreiller principal se trouvent deux coussins fleurdelysés supportant chacun sceptre et main de justice. De chaque côté du lit, des chapelles avec autel. Une chaire est même installée à droite du lit pour les prêches. En face, on place le fauteuil du Roi et la table où on le servira.
Du 10 juin jusqu’au 21, les courtisans assistèrent ainsi à un lever, à un diner, à un souper fictif servis à l’effigie.
Les repas (évidemment non consommés !), sont ensuite distribués aux pauvres.
L’effigie suivit, dans le grand cortège, le corbillard royal. Elle était entourée par les évêques. Les parlementaires, un peu jaloux, faisaient tout pour s’en approcher au plus près. A Notre-Dame comme à saint-Denis, l’effigie et le cercueil royal étaient placés côte à côte sous une chapelle ardente. L’ensemble du dispositif final devait avoir un aspect imposant et fantastique : au centre du chœur gisait l’effigie du roi, flamboyante à la lumière des mille cierges qui projetaient une faible lueur sur les gisants des prédécesseurs ! L’effigie ne reste que la première nuit ; elle est ensuite retirée, laissant seul le catafalque. Elle est ensuite portée au trésor où elle rejoint les autres effigies royales .
Tiré de la procession funéraire d'Henri IV, 1610, Paris
BNF Cabinet des estampes Par un étrange paradoxe, c’est le roi de France mort qui semble vivant, tandis que le roi vivant ne semble pas encore exister. François I°, dont l’effigie fut réalisée par François Clouet, semblait éveillé et en bonne santé. On lui servait de la viande et du vin selon un rituel très précis , décrit par un témoin occulaire : « Après le pain défait et préparé, la viande et service conduit par un huissier, maître d’hôtel, panetier, pages de la chambre, écuyer de cuisines et garde-vaisselles : la serviette présentée au plus digne personnage qui se trouvât là pour essuyer les mains dudit Seigneur.
La table bénie par un cardinal, les bassins à eau à laver présentés à la chaise dudit Seigneur, comme s’il eût été vif et assis dedans. Les trois services de ladite table continués avec les mêmes formes (…) sans oublier ceux du vin, avec la présentation de la coupe aux endroits et heures que ledit Seigneur Roi avait accoutumé de boire, deux fois à chacun de ses repas. »
Le nouveau roi n'assiste pas aux funérailles, car, comme le disent des auteurs du XVIe siècle,"n'estant convenable à leurs (aux rois) sacrées personnes s'entremettre des mortuaires." Le sens symbolique de la proposition "le roi ne porte pas le deuil" s'accorde bien avec l'ensemble des maximes qui traitent de la complétude du pouvoir royal.
Mais les rois d'Angleterre et de France n’ont pas commencé à s'abstenir d'assister aux funérailles de leur prédécesseur pour ces raisons symboliques profondes.
Au moins en France, l'absence du nouveau roi fut le résultat d'une série de hasards qui remontent plus haut que l'introduction de l'effigie. En 1380 il y avait la peste à Paris, en 1422 une armée anglaise ; en 1461 Louis XI était brouillé avec son père Charles VII, et à sa propre mort en 1483 il voulut un enterrement privé –jusqu'à ce qu'en 1498, Louis XII, que rien n'empêchait d'assister aux obsèques de Charles VIII, choisit de s'en abstenir.
A cette époque, l'effigie du roi mort commençait à être honorée comme si elle était le roi vivant, comme le note officiellement le Parlement de Paris dans un arrêt déjà cité. Donc, si Louis XII s'était présenté devant l'effigie de Charles VIII, il aurait créé une situation paradoxale : un roi vivant, mais non couronné, aurait été confronté à un roi couronné, mais non vivant.
A partir de 1498, il est fermement établi que le nouveau roi ne doit pas assister aux funérailles de l'ancien. On peut se demander ce qui se serait passé si François Ier avait assisté aux funérailles de Louis XII en 1515 : aurait-il marché près du corps ou près de l'effigie, maintenant qu'ils étaient séparés dans le convoi? En fait, si la coutume avait été pour le roi d'assister aux funérailles, le corps et l'effigie du roi mort n'auraient jamais été séparés.
Le livre magistral d'Ernst H. Kantorowicz sur les « Deux corps du Roi » présente justement le contraste entre le corps naturel mort dans son cercueil, et le corps mystique du même roi, apparemment toujours vivant, sous la forme d'une effigie. Donc, la présence du nouveau roi eût fait de l'effigie un objet dérisoire.
Masque mortuaire d'Henri IV (copie de La Rochelle ; l'original est à la bibliothèque Sainte Geneviève à Paris) Mais une question se pose presque naturellement : pourquoi les Anglais n'ont ils pas introduit dans leurs funérailles, sous une forme quelconque, le symbolisme des deux corps? Après tout, ce sont eux qui avaient inventé l'effigie !
C'est qu'en Angleterre le corps politique est constamment conjoint à un corps naturel vivant. Alors que le corps politique se laisse très facilement comprendre comme une entité abstraite, une fiction légale, il ne se prête pas volontiers a une représentation une représentation matérielle sous la forme d'une effigie du roi mort, puisqu'il ne peut exister que dans un roi vivant. C'est pourquoi l'effigie funéraire anglaise n'est qu'une "image" (picture est un mot souvent utilisé pour le désigne) du corps naturel qui repose dans le cercueil sous l'effigie : le corps politique a déja investi le corps du roi vivant.
En France, l'effigie du roi mort représente le corps mystique immortel. On peut parler de "corps politique" pour le roi d'Angleterre, comme dans la citation précédente, et de "corps mystique" lorsqu'il s'agit du roi de France. Dans le langage des juristes de la fin du Moyen Age, on trouve souvent l'expression "corps mystique et politique du roi".
Corps politique (cas anglais) est terre à terre : comme le dit le plus fameux juriste de l'époque Tudor, Sir Edward Coke, Dieu seul est capable de faire un corps naturel ; c’est l'homme qui a conçu le corps politique qui est une fiction légale utile.
Corps mystique (cas français), suggère une façon de voir toute inverse : le corps naturel est un objet matériel, corruptible, le "corps mystique du roi" est un mystère transcendant, un don de Dieu.
Il existe une semblable différence entre la façon anglaise et française d'exprimer la notion que "le roi ne meurt jamais". Les juristes Tudor l'expriment régulièrement à la manière de : "Le roi, comme Roi, ne meurt jamais" : par un accent sur le second "Roi" quand on parle, une lettre majuscule, quand on écrit, on fait voir clairement que c'est seulement la royauté qui échappe au sort mortel.
En France, la distinction entre les deux corps du roi n'est pas soulignée, mais au contraire brouillée, dans une expression énigmatique : Le roi ne meurt jamais.
En traitant l'effigie du mort comme si elle était vivant, et comme si c'était une entité séparée du corps du roi, on fait voir le roi et la Royauté ensemble dans le même roi mort, laissant à l'imagination du spectateur le soin de reconnaître la profonde signification constitutionnelle de l'effigie comme incarnation de la puissance souveraine.
Lorsqu'en 1547 l'effigie funéraire royale acquiert son caractère de vivante merveille, c'est-à dire lorsqu'on se met à lui servir des repas dans la salle d'honneur, un auteur contemporain évoqua la ressemblance avec le ritus consecrationis de la Rome antique : pendant plusieurs jours l'effigie de l'empereur défunt était traitée comme si elle était vivante, jusqu'au moment où elle était brûlée en même temps que le corps sur un gigantesque bucher, dont s'échappait un aigle, signifiant que l'âme de l'empereur avait rejoint les dieux.
L'effigie de cire de François I° était, parait-il, l'une des plus impressionnantes.
Son priant a dû s'en inspirer. Nous n'avons plus le François I° de Clouet, mais bien le visage d'un vieil homme. En Angleterre, l'effigie funéraire n'avait pas de rôle symbolique : l'abandonner n'avait donc pas de conséquences dans le domaine des principes constitutionnels.
Alors qu'en France, et en France seulement, parmi nos six exemples, le rituel de l'effigie avait évolué jusqu'à sa forme achevée comme un système indigène d'adaptation du cérémonial au droit public.
Or, l'extinction de ce rituel après 1610 est lié à des changements fondamentaux dans ce droit public qui avait nourri l'évolution du rituel.
En 1610, les Présidents du Parlement de Paris avaient manifestement en vue la notion des deux corps du roi quand ils parlaient de "l'image du Roi en cire, qui représentoit le Roi dans toute sa majesté, comme s'il étoit vivant."
Mais la qualité magique de cette effigie avait été compromise avant même le début des funérailles. En France la règle cardinale du cérémonial funèbre de la royauté était que le nouveau roi devait rester invisible, en sorte que puisse se soutenir le monde, comme si le vieux roi en effigie était traité comme s'il était vivant tandis qu'il reposait sur le lit d'honneur dans la salle de parade, puis lorsque plus tard il était porté triomphalement dans le convoi.
Ainsi, si on remonte à 1547, Henri II, quoique empêché par la coutume d'assister aux funérailles de François Ier, s'arrangea pour voir passer le cortège du haut d'une fenêtre de la rue St. Jacques. Il avait averti ses compagnons de le traiter sans révérence aucune, mais comme un simple particulier, de façon à ne pas révéler sa véritable qualité, car sa seule présence était, disait-il, un "travesti". Dans mon esprit, l'image d'Henri II, dissimulant le fait qu'il est déjà roi parfait, baissant les yeux pour voir passer le corps enfermé dans le cercueil du roi de France mort, porté sur un char drapé de noir, et suivi, à quelque distance, par l'effigie toute pareille à ce même roi vivant, portée en triomphe, cette image exprime avec force le fait et la fiction que dit à sa manière la maxime : “Le roi ne meurt jamais."
Le masque mortuaire de Henri II a servi à Germain Pilon
pour s'essayer à sculpter le visage du gisant d'Henri II et de Catherine de Médicis
Voir à ce sujet :
https://saintdenis-tombeaux.1fr1.net/t24-masque-mortuaire-d-henri-ii-un-temoignage#33Mais en 1610, le comportement traditionnellement discret du nouveau roi fut abandonné dans les heures dramatiques qui suivirent l'assassinat d'Henri IV. Dès le lendemain matin, Louis XIII, âgé de huit ans, couronné, revêtu de tous les attributs de la royauté, était intronisé en un lit de justice devant le Parlement de Paris, tandis qu'un édit établissant la régence de sa mère était lu en son nom. Il faut dire que, dans la perspective plus large des cérémonials royaux, ce couronnement préemptif, comme l'appelle un contemporain, posait un grave problème pour les organisateurs du sacre et couronnement de Louis XIII, qui eût lieu juste cinq mois plus tard à Reims. Dans l'intervalle, les funérailles d'Henri IV furent conduites avec toute la pompe habituelle, mais il y eut toutes sortes de faux-pas. La déclaration du Parlement qui établit avec une si belle clarté le principe des deux corps du roi fut faite pour tenter de s'opposer aux prétentions de deux évêques qui voulaient marcher plus près de l'effigie que les Présidents; et lorsqu’un rescrit du conseil de régence donne raison aux évêques, le Parlement "fut indigné de voir qu'on osât se servir du nom du Roi même, pour donner atteinte à la Majeste du Roi." Là aussi, la doctrine des deux corps se devine, mais dans la mesure où cette déclaration oppose l'autorité du nouveau roi à la Majesté du précédent, le mystère exprimé par le cérémonial funèbre est compromis.
Quelques années avant ces événements, surnommés par les spécialistes"La crise du cérémonial en 1610", des jurisconsultes français avaient établi la théorie de la succession instantanée du nouveau roi, utilisant diverses maximes : "Le roi ne meurt jamais" ; "le mort saisit le vif", pour conclure "qu'au mesme instant que le Roy defunct a la bouche close, son successeur est Roy parfait par une continuation immédiate." Le lit de justice de Louis XIII, tenu le lendemain de la mort de son père, n'est pas seulement une mesure imposée par les circonstances : c'est aussi une mise en scène cérémonielle de la nouvelle définition de la succession royale, totale et instantanée. Louis XIV et Louis XV étaient mineurs, eux aussi, à leur avènement, et ils tinrent très vite un "lit de justice inaugural", mais même s'ils avaient été majeurs, ils n’auraient sans doute pas daigné accomplir pour leur prédécesseur des rites funéraires centrés sur une effigie reproduisant les traits de ce roi vivant.
Bref, l'effigie funéraire a disparu en France quand la théories des deux corps du roi qu'elle manifestait est devenue obsolète.
Toutefois, le rituel de l'effigie mis en oeuvre pour les rois de France fut le seul en Europe à posséder les qualités d'une création originale, et à mêler étroitement cérémonial royal et droit public. On ne peut regretter que ses traces matérielles les plus impressionnantes, les effigies de cires des rois de France, reproduisant si bien les traits des illustres défunts, aient été si stupidement détruits par les révolutionnaires en 1793.